Rendez-vous avec une oeuvre: August Walla, par Colin Pahlisch, guide à la Collection de l'Art Brut
Découvrez régulièrement sous cette rubrique le coup de cœur d'un guide de la Collection de l'Art Brut.
La création artistique peut-elle encore transformer le monde ? La question mérite d’être posée, à l’heure de l’inflation d’images et des réappropriations en tous genres via les technologies numériques, de la multiplication et de la diversification des espaces d’expositions, de la redéfinition constante de notions structurantes pour l’histoire de l’art telles que la « modernité », ou le « contemporain »... Et s’il fallait alors chercher des éléments de réponse à cette interrogation millénaire non pas du côté des arts officiels, ou « culturels » (selon la formule de Jean Dubuffet), trop occupé, selon le peintre français à vouloir se démarquer, se faire connaître, décrypter les attentes des galeries, les désirs des musées ou les fluctuations du marché…pour mieux s’y inscrire ? Ce serait alors vers ces individus pour qui la création est davantage une question de vie ou de mort que de reconnaissance sociale, de ces créateurs et créatrices pour qui le mot même d’« art » est si précieux « qu’il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom » (Dubuffet, encore !), qu’il faudrait se tourner. Auprès des auteurs et autrices d’Art Brut, donc.
Or, peu d’auteurs « bruts » ont exploré la question du pouvoir démiurge et de la jouissance que procure le fait de créer avec une ferveur égale à celle d’August Walla (1933 – 2001). Pensionnaire à la « Maison des artistes » de l’hôpital Gugging (Klosterneuburg, AU) dès son ouverture en 1981 (aujourd’hui « Musée Gugging »), A.Walla s’est très tôt attelé à un travail titanesque : reconstruire la Tour de Babel, autrement dit échafauder à partir des langues connues une langue universelle au moyen de laquelle chacun pourrait s’entendre. Ainsi les voit-on, ces langues, s’entrelacer, s’élaborer et se défaire par bribes, s’agréger pour former un lexique déroutant, dans la grande toile intitulée Götter (1986) accrochée à la Collection de l’Art Brut de Lausanne, au premier étage du musée et ci-contre.
Découvert par le psychiatre Léo Navratil (1921 – 2006), premier directeur de l’hôpital Gugging et partisan d’un recours thérapeutique à la création artistique, il nous faut imaginer August Walla habitant le petit cabanon d’un jardin familial sur les bords du Danube, en compagnie de sa mère. Il dessine, peint, collectionne des objets hétéroclites au hasard des rue et des décharges publiques, à partir desquels il construit des sculptures qu’il photographie parfois. Qu’est-ce donc qui le pousse à agir de la sorte ? Il faut savoir que Walla est terrifié, obsédé par la présence du mal, qu’il nomme « mauvais œil » (Böser Blick dans son allemand natal) et que son œuvre a précisément pour ambition de combattre, de conjurer. Dès son entrée définitive à Gugging en 1970 (Léo Navratil établit à ce moment-là le diagnostic de la schizophrénie) il consacre ses journées à l’élaboration d’une œuvre protectrice (apotropaïque dirait-on avec Fabrice Flahutez/1 , du grec « apotropein », détourner), visant à contenir le chaos, à dévier le malheur, à prévenir les conflits comme on enraye une maladie. Cette langue universelle que Walla élabore n’est donc pas seulement constituée de mots inertes : son langage est performatif. Selon la perspective de l’artiste, il intervient directement sur le réel, le change, le structure, l’édifie en même temps qu’il confère un rôle et une fonction à son auteur/2 . De fait, pour Walla, aucune toile n’est assez grande, aucun cadre assez vaste. Sa peinture doit couvrir le monde. Il dessine et peint sur les murs extérieurs de l’hôpital, couvre de phrases et de figures les parois et le sol de sa chambre, colonise à coup de pinceaux jusqu’aux routes qui jouxtent l’hôpital... pour y sanctifier l’amour qu’il porte à sa mère. Sanctifier, c’est bien le mot. Le spirituel occupe une place centrale chez Walla. Que notre auteur se rêve tantôt en défenseur de la justice divine, tantôt en pacificateur universel, c’est bien à une action transcendante que confine son œuvre (on trouve ainsi référencées, dans Götter, toutes les religions humaines). L’harmonie que sa langue unique et fédératrice cherche à instaurer constitue une tâche sacrée de même qu’un plaidoyer, une lutte visant à une compréhension universelle entre les peuples. Visionnaire et curative, telles sont ainsi les deux vertus autoproclamées de l’œuvre d’August Walla. Comme les incantations d’un chamane ou les rituels d’un guérisseur ancestral, les gestes graphiques et picturaux qui composent le travail de Walla s’appuient sur un équilibre originel perdu entre le dessin et la lettre que l’artiste aurait pour mission de refonder, de réincorporer au réel, afin de préserver celui-ci du mal.
Magie ou supercherie, pathologie ou prophétisme, miracle ou mystification, là n’est finalement pas la question. Qu’elles puissent ou non sauver les hommes, les créations de Walla ont le mérite de rappeler cette vérité que les peintres, sculpteurs, ou collectionneurs officiels et peut-être trop aveuglés par leur quête de gloire et de louanges prennent trop souvent soin d’oublier. L’art désengagé n’existe pas.
Colin Pahlisch
1/Voir : Fabrice Flahutez, « Créations d’art brut et d’ailleurs : talismans et créations apotropaïques », dans : J. Carrick, F. Flahutez, P. Goutain (dir.), Dimensions de l’art brut : une histoire des matérialités, Paris, Presse Universitaires de Paris Nanterre, 2017, p. 59 - 65
2/Pour un approfondissement de la puissance performative de l’écriture chez les auteurs d’Art brut, on pourra se reporter à l’ouvrage de Vincent Capt, Poétique des écrits bruts (Paris, Lausanne/ Limoges, Collection de l'Art Brut/ Lambert-Lucas, 2013), ou encore à Colin Pahlisch, « le lieu, le don, le corps : éléments pour une esthétique brute » dans : J. Carrick, F. Flahutez, P. Goutain (dir.), op. cit. , p. 115-123
Date de publication: 23.03.2020